Ce soir, en rentrant du boulot, j'étais pris dans de terribles embouteillages. A la radio, j'écoutais la fin d'une émission où l'on parlait de Judas Iscariote, l'apôtre qui aurait trahi Jésus. Selon certaines sources, cette trahison se serait faite en accord avec Jésus, afin de réaliser les Saintes Ecritures. Etant bloqué dans ma voiture, j'ai commencé à écrire ce que je me suis imaginé comme leur dernière soirée. Je vous retranscris le texte tel quel, soyez indulgent... :o)
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La journée se termine sur la vieille cité de Jérusalem.
Assis sur un petit muret dressé sur le mont des oliviers, Judas Iscariote observe,
les yeux mi-clos pour se protéger de la lueur encore vive, la lente descente du
soleil. Il est serein, les jours prochains seront de toute évidence très rudes mais,
depuis les débuts de son long voyage, son ami a réussi à vaincre toute
hostilité, et rien en ce monde ne semble en mesure de l’arrêter.
Un léger bruit le fait sortir de sa plénitude. Une petite pierre
glisse soudainement à son côté, empruntant la légère pente du terrain, et
termine son parcours dans un dernier ricochet juste au-dessus de sa sandale
gauche. Le caillou vient manifestement d’être heurté par un promeneur qui
s’approche. Judas tourne la tête et remarque Jésus marchant tranquillement dans
sa direction.
- « Que fais-tu là seul, jeune Iscariote ? Tu
ne sais donc pas que nous allons bientôt prendre le repas ?»
- J’observais la beauté du monde, Seigneur. Je suis heureux
d’être ici. Je suis heureux de vivre. Je profite des derniers rayons de ce
puissant soleil qui éclaire nos terres et qui, chaque jour, gagne son combat
sur les ténèbres. Tu sais, Seigneur, de mon siège de fortune, je pouvais
entendre il y a encore quelques instants les enfants jouer, courir et rires à
gorge déployée. Je suis heureux de leur bonheur, ainsi que du bonheur de leurs
parents d’avoir une descendance en si bonne santé. Tout me ravit. Le monde est
beau, et j’ai ce don immense d’en être conscient.
Jésus exécute quelques pas et s’assied aux côtés de son
compagnon de voyage.
- Judas, ton ouverture au monde et aux autres me fascinera
toujours. Tu es une énigme parmi les créatures de la Création. Depuis ce jour
où tu m’as rejoint, tu n’as jamais montré ne fût-ce qu’une once d’individualisme.
Tout en toi est porté vers les autres. Ta vie n’est que sacrifice.
- Non, Seigneur, pas de sacrifice. Je ne sacrifie rien, au
contraire, je jouis de tout. A vrai dire, j’en éprouve parfois une certaine
honte. Je ne sais s’il est bien convenable d’être à ce point heureux.
Jésus sourit quelques instants, sans mot dire, observe à son
tour la course du soleil durant quelques minutes, puis prend la parole.
- Judas, j’ai un service à te demander. Un service
terrifiant, que l’on ne peut demander qu’à un ami précieux, en qui l’on a placé
toute sa confiance.
- Seigneur, tout à la fois, tu m’honores et m’effrayes. Quelle
est donc cette requête qui te fait prendre un air si solennel, cette expression
du visage que tu n’adoptes qu’au devant des foules pour dispenser tes enseignements, mais jamais
lors de nos discussions en petit comité ?
Jésus se tourne de tout son corps en direction de Judas.
- Mon ami. Mon très cher ami. Il va te falloir m’aider à
réaliser la prophétie. Et cela doit se faire rapidement, ce soir ! Ainsi
en a-t-il été décidé par mon Père. Il te faut me livrer aux juges pourtant
exsangues de toute justice. Il me faudra mourir par les miens, tel est mon
destin, et par les liens de notre amitié, le tien également. Comprends que je
m’adresse à toi pour cet acte terrible, car seul un homme de grande foi peut
s’en acquitter.
- Seigneur, tu te trompes ; je ne peux t’assurer de ma
foi, je ne sais même pas si j’ai trouvé Dieu en toi. Honte sur moi, je le sais,
mais ma raison me pousse parfois à remettre en question ce que mon cœur me
dicte. Sois cependant convaincu que j’ai trouvé en toi un réel ami. Et que je
respecte et suis tes enseignements. Je sais, et cela même ma raison ne peut le
contredire, que ta parole est juste et qu’elle grandit l’homme.
- Judas, tu es cent fois, mille fois, cet homme de grande
foi. La Foi, ce n’est pas croire l’incroyable, cela, c’est la folie. La Foi,
c’est le doute, et non la certitude. La Foi, c’est l’interrogation et non la
réponse. La Foi, c’est le chemin, et non la destination.
- Jésus, fils de Joseph, lorsque tu me parles, j’ai le
sentiment de ne pas toujours comprendre le sens de tes paroles. Je ne suis pas
érudit, tu l’as su dés le premier jour. Je suis un petit parmi tous ces grands
qui sont venus à toi. Je suis brut comme une pierre non taillée, mais cela est
aussi ma force. Je suis, je le pense en toute humilité, préservé des vices. Je
suis honnête, respectueux et fidèle. Et toi, tu es le seul ami que j’ai jamais
eu, et je remercie qui veut m’entendre d’avoir vécu ces années de solitude qui
m’ont permis d’apprécier mieux encore ta présence réconfortante et salvatrice à
mes côtés. Mais je ne veux pas te perdre, et encore moins devenir la cause de
ta perte. En aucune façon, je te le dis avec toute la sincérité que tu me
connais, les pieds de Judas Iscariote ne pourront frôler les chemins d’une
terre où Jésus de Nazareth n’est plus !
- Je sais, Judas, je sais. Il en sera ainsi, bien plus
encore que tu ne le crois… Et c’est pour cela qu’il te sera accordé un pardon,
celui-là même qui ne sera accordé à aucun autre. De tous les hommes et femmes
sur cette Terre, des générations passées jusqu’aux dernières à venir, tu seras
le seul a être pardonné pour un meurtre.
Judas ne tient plus, il se lève d’un bond.
- Un meurtre ? Mais Seigneur, l’effroi se fait encore
plus puissant dans mon esprit. Attends-tu de moi que je te tue de mes propres
mains ? Seigneur, alors il me faut te le dire de suite, jamais il n’en
sera question, tu entends ! Jamais ! Dussé-je en être puni, en cette
vie, et celle de l’au-delà. Mais je refuse, dans ma chair et dans mon sang,
d’être celui qui te portera le coup fatal.
- Calme-toi mon bon Judas, que mes paroles apaisent tes
craintes. Ce n’est pas à ma vie que je faisais allusion.
- Mais Seigneur, il est hors de question que je porte
atteinte à la vie de qui que ce soit, fût-il mon pire ennemi ! Tu le sais
pourtant, toi qui me connais si bien ! Toi qui fût si souvent mon
confident et qui, à maintes reprises, me prêtait une oreille attentive lors de
mes envolées utopiques sur mes espérances en un monde meilleur, libéré de toute violence.
- Je le sais, Judas. Je le sais. De tous, tu es le plus
doux. Tu es le seul que la colère n’a jamais emporté. Moi-même, qui me croyais
imperturbable, protégé de tout courroux par la puissance bienfaisante de mon
père… Moi, dans le temple, j’ai malmené les marchands. Et toi, l’un des rares à
ne pas m’avoir suivi dans cet élan de folie. C’est toi que j’ai choisi pour
accomplir cette tâche qui te semble odieuse, mais qui est cependant d’une
importance capitale. Et je sais aussi que tu ne pourras y survivre. C’est ta
propre vie que tu ôteras, et non la mienne. Et cela m’attriste et me réjouis,
car d’ici peu, nous serons à nouveau réunis, mais cette fois dans un royaume où
les valeurs de cœur vont bien au-delà de tes utopies les plus folles.
Judas est défait, mais il sait que rien ne pourra changer
son destin. Sa raison est détruite, seule reste la passion pour lui dicter sa
conduite. Et la passion envers ce fils de Dieu ne souffre d’aucune limite.
- Seigneur, j'accepte ta demande, comment pourrait-il en être autrement ?… Mais...Je te prie d’excuser ce qui pourrait t’apparaître
pour de l’orgueil… Mais mon nom, Seigneur… Mon nom… Celui de mon père et de mes
ancêtres… Il sera sali à tout jamais…Et je n’ai aucune descendance pour le
défendre…
Jésus se lève et dans un geste très lent, pose ses deux
mains sur les épaules de Judas.
- Le monde le comprendra, je te le promets, et la vérité
sera rendue. Mais cette génération, et probablement bien d’autres encore te
haïront et scanderont ton nom comme une insulte. Ta lignée s’arrêtera avec toi.
Tu n’auras pas donné naissance au fils que tu espérais tant, mais je te le dis,
en mon royaume, tous te verront comme un père, car en permettant à mon corps de
mourir, tu donneras naissance à une nouvelle vie, tu changeras profondément la
vie d’une multitude d’individus, un nombre si grand, que sa seule évocation
t’en donnerait le tournis.
Jésus observe un bref silence.
- Et la vision d’un perfide Judas, affalé sur le sol par le tournis, inconscient, tel un ivrogne, cela ferait très mauvais genre lorsque les narrateurs
relateront mon histoire…
Judas, tout étonné de ces dernières paroles, hésite quelques
secondes, l’esprit balancé entre l’interrogation et la profonde tristesse. Il
se retourne vers Jésus qui affiche un grand sourire. C’était une taquinerie,
bien évidemment. Même en ce moment tragique, Jésus sait encore plaisanter.
Durant un bref instant, son esprit s’éloigne quelque peu de la tragédie de la
situation. Il se demande si la Tradition retiendra ces multiples et merveilleux
moments où Jésus pratiquait avec tant de finesse l’art de l’humour, où tous,
réunis autour de lui, riaient abondamment, d’une joie puissante et pure.
Le Fils de Dieu le tire de ses pensées en lui donnant une
impulsion sur l’épaule pour lui indiquer qu’il est temps de se mettre en
marche.
- Allez, Judas le perfide, allons profiter une dernière fois
des plaisirs de la table, il me reste quelques consignes à donner. Ensuite nous
organiserons ta trahison et entamerons le sauvetage de toutes ces âmes égarées…
Les amis remontent la pente, tous deux un large sourire dessiné
sur le visage…